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La lumière du lampadaire filtre à travers les rideaux. Un coup d’œil rapide sur le radio-réveil. Il est sept heures. Il fait encore nuit. Les infos démarrent. Comme tous les jours.

« France Inter, nous sommes le Vendredi 8 mars 2019. Les nouvelles de la matinée, Nicolas Demorand. »

J’éteins aussitôt. Comme tous les matins. C’est marrant, depuis des années je mets les infos de la matinale pour me réveiller et systématiquement, j’éteins avant que ça ne commence ! Pas envie de savoir peut-être ?

Bon sang, j’ai la bouche pâteuse ! Comme si j’avais la gueule de bois. D’accord, je me suis couché tard, mais je n’ai rien bu d’extraordinaire. Hier soir, on a regardé deux épisodes de Game of Thrones. Rien de plus. On est un peu accros à cette série. Jusqu’à maintenant, on avait toujours dit qu’on ne voulait pas la regarder, que c’étaient les bobos qui s’intéressaient à Westeros et à ses habitants étranges. Un soir par hasard, on a regardé avec des amis les deux premiers épisodes et la sauce a bien pris. Ça nous a plu. Beaucoup même ! Depuis, on enquille les saisons les unes après les autres. Une vraie drogue. Mais bon, une soirée comme toutes les autres. Sans surprise. On s’est couchés bien avant minuit. Clotilde s’est endormie à toute vitesse. Moi, j’ai lu trois ou quatre pages de mon polar avant de sombrer à mon tour. C’est une manie. Je n’arrive pas à dormir si je ne me plonge pas dans un bouquin, au moins quelques minutes. Ça me fait décrocher du quotidien. C’est une espèce de tremplin entre la vraie vie et la vie des rêves, celle du sommeil.

 

 

J’ai mal au cœur. Je suis tout barbouillé comme disait ma mère, j’ai envie de vomir. L’impression de gueule de bois

persiste. Je repasse intérieurement ma soirée en détail. Non, rien de spécial côté alcool au moins. Un petit whisky à l’apéro, mais la dose minimale, pas de quoi assommer un régiment de Polonais. Du soft ! Je ne pense pas avoir mangé quelque chose de mauvais non plus. Jambon salade, un morceau de fromage et une pomme. Dans le genre pépère, on ne fait pas mieux ! Ou alors c’est le yaourt d’hier midi ? Non, je plaisante ! Rien à faire, je ne comprends pas pourquoi ce malaise. J’espère seulement que ça va passer vite.

Il fait encore sombre dans la chambre. Normal, c’est à peine le printemps. Je prends quelques minutes pour m’étirer, pour me sortir complètement du pâté dans lequel je semble nager. Si je ne fais pas quelque chose rapidement, je sens que la journée va être dure. Et longue surtout !

Je tends le bras vers la place de Clotilde. Elle est déjà partie. Mince ! C’est vrai qu’elle est du matin cette semaine. Décollage à cinq heures trente. Et je n’ai rien entendu ! Dommage, j’aurais bien aimé un petit bisou, voire plus… On verra ce soir !

Il faut que je me lève vite fait, je ne suis vraiment pas en avance ce matin. Démarrage de la classe à neuf heures pétantes et les gamins ne vont pas me faire de cadeau.  Surtout qu’en ce moment, ils sont passablement énervés. À une semaine des vacances, c’est souvent comme ça. L’inconvénient de passer en dernier. L’an prochain, c’est notre zone qui partira la première. Allez, hop, la douche, ça va peut-être me remettre les idées en place.

 

 

Un coup d’œil dans le miroir en passant. Je m’arrête. Je retourne devant le lavabo. La vache, je ne sais pas ce que j’ai fait hier soir, mais j’ai une sale gueule. L’impression d’avoir pris dix ans d’un coup. Cheveux courts, comme d’habitude, mais j’ai une drôle d’allure. Un air fatigué, tendu. Comme si de nouvelles rides étaient apparues pendant la nuit. Je m’approche plus près du miroir. Ma cicatrice ? Ma cicatrice sur le front ? Elle n’est plus là.  Je regarde de plus près, en ouvrant exagérément les yeux. Rien. Alors, ça, c’est bizarre. Je l’ai toujours eue cette cicatrice, du moins aussi loin que je me souvienne. Je ne sais même plus comment je me la suis faite d’ailleurs. Quand j’étais gamin, je pense. Il faudra que je redemande à Maman. Les mères, ça n’oublie rien.

Ça disparaît du jour au lendemain les cicatrices ? Je ne crois pas.

Je rentre dans la cabine de douche. Tiens, un nouveau gel douche-shampooing. Rouge. Coquelicot. C’est quoi ce truc ? Je ne me souviens pas avoir terminé l’autre pourtant. Moi, ce que j’aime, c’est vanille ou coco. Ou lait. Mais coquelicot, quelle idée ? Peut-être une promo à Carrefour. Clotilde est une malade des promos ! À partir du moment où il y a une grosse réduction, elle achète ! Quitte à prendre des trucs qu’on n’utilise jamais… et en trois ou quatre exemplaires en plus !

La douche me fait du bien. C’est pas ma tasse de thé ce gel coquelicot, mais je me sens moins dans les vapes ! Je me brosse les dents sous le jet de la douche. Ça m’arrive parfois quand je suis archi-pressé comme ce matin. Je sors de la cabine, je passe sur la balance vite fait. Quatre-vingt-un tout mouillé. Pas de soucis.

La serviette autour de la taille, je reviens dans la chambre. C’est vraiment une bonne idée les suites parentales. Ça évite de se trimbaler dans le reste de la maison à moitié à poil. Je cherche mes vêtements d’hier soir. Rien sur la chaise. Clotilde a dû les prendre pour faire une machine avant de partir au boulot. Ça aussi, c’est une manie, la lessive. Je l’appelle Clotilde Luke, la femme qui lave plus vite que son ombre !

Vite fait, j’ouvre mon placard, je prends un pantalon et une chemise. C’est quoi cette chemise ? Après le gel douche coquelicot, voici une nouvelle surprise. En promo aussi les chemises ?

 

Je suis vraiment en retard. Un café me fera le plus grand bien. Un café bien serré pour dissiper ce malaise de la nuit. Mais vite fait, je n’ai pas le temps de traîner. Je descends l’escalier, pousse la porte de la cuisine.

Bleue. La cuisine est bleue.

Je me frotte les yeux. Je vais me réveiller. Où est passé mon papier peint avec des moulins à café ? La cuisine est peinte en bleu. Avec une étagère que je ne connais pas au-dessus de l’évier. Avec un frigo acier à la place de mon frigo blanc. Avec une table en pin ronde alors qu’hier soir, elle était rectangulaire avec une toile cirée. Je regarde dans tous les sens pour essayer de me raccrocher à quelque chose que je connais.

C’est quoi ce bordel ? Je me pince, je me griffe. Je dors encore ou quoi ? Après le gel douche, la cicatrice et la chemise, voilà la cuisine ! C’est une caméra cachée ? Ils sont où les micros ? C’est pour quelle chaîne ?

J’ouvre le placard qui, lui, n’a pas changé, pour prendre mon mug habituel. Je fouille. Disparu ! Mon mug fétiche. Celui avec le chalet et les trois signatures. Il est où ?  Putain, ça fait plus de dix ans que je prends mon café dedans tous les jours. Il est où ? Pas dans le placard, pas dans le lave-vaisselle, pas dans l’évier…

Allez, je ne vais pas perdre encore plus de temps à le chercher. Je verrai ça ce soir. Plutôt résigné, je me sers mon café dans une tasse que je ne connais pas dans une cuisine qui est la mienne sans être vraiment la mienne.

Une cuisine bleue !

Sur les étagères, trône de la vaisselle que je n’ai jamais vue. Sur le plan de travail, un robot ménager inconnu et dans les tiroirs, des couverts qui ne sont pas les miens.

Le tout dans une cuisine qui est bien la mienne…  Ou à peu près.

 

Soudain, mon regard se pose dans le coin de la pièce, près de la porte. Et se pose sur du vide. Sur quelque chose qui devrait y être et qui n’y est pas.

La caisse du chat.

Où est-elle ?

J’ai changé la litière hier soir et j’ai remis la caisse à sa place, à côté de la gamelle argentée pleine de croquettes et du bol d’eau. Qui ne sont plus là non plus. Le chat aurait disparu lui aussi ? Ce p… de matou que je déteste. Un chat de gouttière noir avec des pattes blanches que Clotilde m’impose depuis deux ans. Praline. Je n’ai jamais pu le voir, Praline. Il est tout le temps fourré dans mes pattes. On dirait que les chats ont un radar pour dégoter les gens qui ne les aiment pas et pour leur pourrir la vie en permanence. Il grimpe même dans la chambre, se fourre sur le lit en laissant des poils partout et j’ai horreur de ça. Au début, j’ai fait la guerre pour qu’il ne monte pas et puis j’ai abandonné. À deux contre un, je ne faisais pas le poids. Clotilde et Praline sont plus forts que moi. Plus de chat ? Voilà au moins un côté positif à cette histoire qui n’a ni queue ni tête !

Je file à la fenêtre de la cuisine et regarde dans la rue. La folie est-elle allée jusqu’à modifier mon entourage ? Au premier coup d’œil non. Je reconnais les voitures des voisins, la mienne, toujours garée au coin de l’avenue, la boîte aux lettres, la boulangerie de la rue Pasteur, les voitures qui passent, les gamins sous l’arrêt de bus avec leur téléphone à la main et leurs écouteurs sans fils plantés dans les oreilles, le platane juste en face de la maison.

Peut-être une crête d’immeubles que je ne reconnais pas, là-bas derrière les arbres du parc.

Il n’y a pas à dire, je suis chez moi, mais tout a changé.

 

Par la porte ouverte de la cuisine, je l’entends. Il vibre. Mon téléphone. Il est resté sur ma table de nuit où je le mets à charger tous les soirs, en mode silencieux. Un message. Certainement Clotilde qui vient m’expliquer ce qui pour moi est inexplicable. Je monte l’escalier quatre à quatre, je vais sûrement avoir la solution, comprendre ce qui se passe. Essoufflé, j’entre dans la chambre, j’allume.

Ah oui… Tout à l’heure, j’étais mal réveillé, dans le cirage, mais là, je me rends compte. Et je reste immobile, scotché devant la porte de la chambre. Comme pour la cuisine. C’est bien ma chambre, notre chambre à Clotilde et moi, mais… Je ne connais pas ce bois de lit, je n’ai jamais vu cette housse de couette ni ce tableau au-dessus de nos têtes. Un tableau abstrait, moi qui ai horreur de ça. Un méli-mélo de couleurs bariolées. Quelle horreur !

Et cette robe sur la chaise ? Clotilde ne porte quasiment que des pantalons. Du moins au quotidien. Pour une soirée ou une occasion, ça lui arrive de porter une robe ou une jupe, mais pour son boulot, pour tous les jours, elle est en pantalon !

La tête me tourne. J’ai l’impression de devenir dingue. Je m’assois sur le lit et me saisis de mon téléphone. Mon Iphone. Mon vieil Iphone 4 acheté le jour de sa sortie. Ça fera bientôt neuf ans. Aucune envie d’en changer.  Je le déverrouille. Fond d’écran : une plage que je ne connais pas, avec un coucher de soleil. Décidément, cette matinée me joue bien des surprises. Tant que j’y suis, je vérifie les infos d’un coup d’œil rapide : 8 mars, 8 h 04. C’est bon. Autant que je me souvienne, hier, on était bien le 7, c’était l’anniversaire de Clémence et on lui a fait souffler ses bougies à midi dans la salle des profs.

Enfin un truc qui colle.

 

Un message de Lison.

Avec trois gros cœurs roses qui me sautent aux yeux !

Lison ? Quelle Lison ?

« Super soirée hier. Mais trop arrosée. J’ai mal au crâne. Ce matin, j’ai fini de ranger et je suis partie vite, tu dormais à poings fermés. J’espère que tout va aller bien pour toi. Bon courage pour ta journée. Hâte de te retrouver ce soir. Je t’aime fort. Je t’embrasse comme tu aimes. »

Je suis abasourdi, complètement assommé. Heureusement que je suis assis sur le lit parce que je serais tombé. Tête au plafond, je fouille dans ma mémoire pour trouver une Lison. Je devrais me souvenir facilement, ce n’est pas un prénom hyper courant ! Ah si… La seule Lison que je connaisse, c’est une amie de Clotilde, une petite brune aux cheveux courts. Elle va au même cours de modern jazz que Clotilde, le mardi soir à dix-neuf heures. Je l’ai aperçue trois ou quatre fois en allant récupérer Clo à la salle polyvalente, mais c’est tout. Je la connais vaguement, et encore, connaître, c’est beaucoup dire ! Je ne sais même pas si on a échangé trois mots ensemble, à part bonsoir ou salut. On a dû trinquer une fois au pot de fin de saison l’année dernière. Je ne connais même pas le son de sa voix.  Comment peut-elle m’écrire un message pareil ? Je remonte le fil de nos conversations SMS. Il y a des centaines de messages. Je les parcours rapidement. Des messages d’amour, des petits cœurs, il y en a des dizaines, avec des bisous, des Je t’aime, mais aussi des messages quotidiens, des trucs de tous les jours.  « Pense à prendre du pain. Je rentrerai à dix-neuf heures ne t’inquiète pas. Il n’y a plus d’eau, j’en prends en passant. As-tu pensé à déposer la lettre des impôts ? »

Et mes messages à moi sont de la même teneur.

Quotidiens et amoureux. Visiblement, notre relation ne tient pas uniquement à bonjour au revoir devant la salle Po.

Mais ma femme, mon épouse à moi, c’est Clotilde, je ne me trompe pas. Du moins jusqu’à ce matin !

 

Tant que j’ai le téléphone à la main, je le regarde sous toutes les coutures. Mon Iphone 4, je le connais par cœur. Mes doigts défilent à toute allure sur les touches, je balaie l’écran à grande vitesse, de quoi donner le tournis à un débutant. Encore heureux que lui n’ait pas changé !

Je découvre des tonnes de photos classées par dates ou par thèmes dans des dossiers. Des gens que je connais à peine, d’autres que je ne connais pas du tout. Des jeunes, des moins jeunes, des vieux, des enfants, des paysages, des assiettes, des voitures, des gens à table, des réunions, des pots de départ, des Pères Noël… Et surtout, des centaines de photos de Lison (c’est bien elle, celle du cours de danse !), certaines peu habillées d’ailleurs, des photos de nous à la plage, dans un lit (ce qui ne laisse que peu de doute sur la nature de nos relations), des selfies de moi, d’elle, de nous deux, des lieux inconnus avec des gens inconnus.

Mais aussi Lison et moi chez mes parents, avec mon frère Julien et ma belle-sœur Zoé, Lison autour de la table dans la maison de campagne de Clément et Gabrielle, des copains de longue date. Clément était au lycée avec moi il y a … pfff !  Ça fait des années que je ne les ai pas vus. Clotilde était fâchée depuis cinq ans avec Gaby. Et par conséquent, j’ai perdu Clément de vue.

Mais aussi Lison et moi sur des skis à Val d’Isère il y a deux semaines. Le quatorze février, Saint-Valentin au resto, devant une raclette, avec la montagne dernière nous. Mais en février, je ne suis pas allé au ski. Il y a d’ailleurs des années que je n’ai pas vu la neige. En février, nous sommes allés à Poitiers, chez les parents de Clotilde, même qu’on en a profité pour aller au Futuroscope et que j’ai été malade sur les fauteuils du Cinéma 3D. Est-ce Game of Thrones qui me perturbe tant au point que je ne me souviens pas de ma propre vie ?

 

Et le plus étrange, c’est la disparition complète de Clotilde. J’ai beau fouiller, je ne la retrouve nulle part. Pas une seule photo d’elle, pourtant Dieu sait qu’on en a fait des milliers depuis cinq ans qu’on est ensemble ! En Bretagne, à la montagne, autour de la table, en Alsace, aux Etats-Unis lors de notre voyage il y a trois ans. Mais aussi en famille, ici dans la maison pour des anniversaires ou des soirées avec ses amies et collègues. Et puis des photos plus intimes, plus personnelles, qu’on ne partage pas habituellement. Tout cela s’est volatilisé, comme si rien n’avait jamais existé. Comme si un grand trait avait été tiré sur ma vie et que d’un coup de baguette magique, une autre vie avait été tracée, sans mon consentement.

Je suis perdu, vraiment perdu. D’autant qu’hier soir, on était bien tous les deux. Après les deux épisodes, on est monté se coucher et…. Je ne vous fais pas un dessin, mais j’ai encore le souvenir de ce moment de tendresse que nous avons partagé.

Je me lève, je fais un peu les cent pas dans la chambre, entre le lit et l’entrée de la salle de bains. J’ai la tête qui tourne, j’ai l’impression d’être témoin d’une vie qui n’est pas la mienne. Et ça ne s’arrête pas aux photos. Pas un seul SMS, pas un mail. Clotilde n’est pas dans mes contacts. Je n’ai ni son adresse mail, ni son numéro de téléphone. D’ailleurs tout cela aussi est étrange. Il y a certains contacts qui me sont inconnus, d’autres que je ne trouve plus. Et des conversations par mail qui ne me concernent pas. Je feuillette tout ça à toute allure, mais je n’ai pas vraiment le temps, je verrai bien ce soir en rentrant.

 

Que va-t-il encore m’arriver aujourd’hui ? Je fais rapidement un petit bilan de mes découvertes de la matinée. La cuisine est bleue, la chambre a changé, mon lit aussi. Moi-même j’ai pris un sacré coup de vieux : de nouvelles rides sont apparues, je viens d’en avoir confirmation dans le miroir de la chambre. Par contre, ma cicatrice n’est plus là. Et je ne parle même pas du gel douche et des fringues !

Clotilde, qui partageait ma vie jusqu’à hier soir a disparu corps et biens, j’ai dans mon téléphone des messages d’amour et des photos d’une femme que je ne connais pas et qui, visiblement, vit avec moi !

Et pourtant, j’ai juste dormi une nuit !

Si la vie à l’extérieur de la maison est à l’image de ce que je découvre ici, que vais-je trouver ? De nouveaux élèves ? Une nouvelle école ? De nouveaux collègues ? Un nouveau maire ? Un autre président de la république ? Y a-t-il un nouvel immeuble dans le terrain vague près du stade ? Je m’attends à tout.

J’avoue que je ne pige rien. Rien de rien.

Je décide de redescendre à la cuisine pour me faire un nouveau café et essayer de comprendre.

Au passage, j’en profite pour faire le tour de la maison. À commencer par le bureau, juste en bas de l’escalier.

Je descends les marches lentement, presque à regret, comme si j’allais à l’échafaud. Je prends une grande inspiration et en fermant les yeux, je pousse la porte du bureau.

 

Rien ne ressemble à ce que j’ai laissé là hier soir avant de m’endormir.

Le bureau n’est plus à la même place. Je devrais dire les bureaux car il y a deux tables de travail, avec deux ordinateurs, une imprimante sans fil différente de la mienne.

Clotilde est allergique à l’informatique. Elle n’a pas de bureau, encore moins de PC.

Je m’approche de ce qui semble être mon espace personnel, vu les bouquins de classe posés sur l’étagère au-dessus.  Juste devant moi, dans un cadre près de l’écran de l’ordi, une photo attire mon regard. À première vue une photo de mon mariage. Avec Lison. Belle et radieuse, me donnant la main et montrant sa nouvelle alliance à l’objectif. Elle est souriante et visiblement heureuse. Et moi aussi je parais complètement à mon aise dans un costume à fines rayures bleues et une chemise blanche. Pas de cravate, ça au moins ça n’a pas changé ! Tant mieux ! Nous sommes donc mariés. Ce n’est pas une blague. D’ailleurs, l’alliance à mon doigt est la même que sur la photo.

En arrière-plan, je reconnais mon frère Julien et ma belle-sœur Zoé. Alléluia, j’ai encore un frère ! Et il est marié à la même femme ! Un détail pourtant me saute aux yeux. Non ! Aucun doute possible ! Elle est enceinte. Et bien même… Les mains posées sur son ventre rond, elle fait des grimaces dans mon dos. La semaine dernière, Clotilde et moi sommes allés passer la soirée chez eux et ils nous ont raconté leurs problèmes pour avoir un enfant. Ce n’est pas nouveau, voilà déjà trois ans qu’ils essaient, sans succès. Zoé semblait désespérée et ils envisageaient même une fécondation in vitro. Avant de se lancer dans la grande aventure de l’adoption si la FIV avait été un échec. Mais ils n’en sont pas là, il y a encore du chemin, et beaucoup, beaucoup d’espoir.

 

Je serai en retard à l’école, tant pis, Christelle prendra ma classe en attendant que j’arrive. Chacun son tour. La semaine dernière, c’est elle qui avait eu une panne d’oreiller ! Je tourne et retourne tout dans ma tête. Je veux comprendre, même si je pense que c’est peine perdue pour le moment.

Mon téléphone vibre à nouveau. Je le sors de ma poche et d’un geste rapide, le remets sur Sonnerie. Je regarde l’écran. Apparemment, C’est Nicolas Loiseau. C’est du moins le nom qui est indiqué juste au-dessous de la photo d’un type d’une quarantaine d’années, blond et barbu, avec de grands yeux bleus. Un vrai Viking ! Jamais vu ce mec-là, aucune idée de qui il peut être. Je laisse sonner. Vraiment pas envie de décrocher. Et pour dire quoi ?  Que dire à quelqu’un qui est dans mes contacts, qui me connaît suffisamment bien pour m’appeler à neuf heures du matin, mais dont je ne sais rien, même pas son nom ?

Quelques secondes se passent. Dring-Dring ! Un SMS maintenant. C’est le même Nicolas :

« Que fais-tu ? Tout va bien ? Tu es attendu à Victor Hugo pour inspecter Madame Lemarinier et Monsieur Lemarchand. On avait dit huit heures trente. Je suis sur place, je veux bien les faire patienter un peu, mais c’est toi le patron, c’est toi qu’ils veulent voir ! La petite dame est dans tous ses états. Dis-moi vite si tu as un empêchement. »

Je repose mon téléphone complètement assommé. Ma classe ? Mes élèves ? Mes collègues ? Mon CM1-CM2 ?

En plus, si je comprends bien ce que je viens de lire, je suis inspecteur !

Il ne manquait plus que ça !

Un peu par défi, sans vraiment savoir ce que je vais faire, je réponds : « J’arrive. »

 

Et en voulant reposer mon téléphone, un petit détail accroche mon regard : Vendredi 8 mars, et en plus petit en-dessous : 2024.

2024… La date est bonne… Jour et mois, mais pas l’année.

On est en 2019, pas en 2024 !

Très vite, je réfléchis à hier soir et une image remonte à ma mémoire. Avant de dormir, j’ai bidouillé mon téléphone parce que les photos ne se redimensionnaient pas automatiquement. Je suis allé dans les paramètres, j’ai réglé le problème facilement, et tant que j’y étais, j’en ai profité pour modifier des trucs à droite à gauche. Il était minuit pile quand j’ai validé, je m’en souviens parfaitement parce que j’aime bien les heures doubles du genre 22 h 22 ou 23 h 23 !

Et si… Non… C’est impossible !

J’en tremble. J’en ai des suées, la transpiration me coule dans le dos. Voyons. Paramètres, Heure et Date, c’est ça…

Vendredi 8 mars 2024.

J’ai changé l’année. Et en avançant, j’ai changé ma vie. Cinq années m’échappent complètement.

D’un coup de doigt rapide, je ramène le compteur sur 2019. J’approche mon index du bouton Valider, et soudain je m’arrête… Revenir en 2019 ou pas ? Retrouver Clotilde et son chat qui fout des poils partout ? Clotilde oui évidemment, mais le chat… Je vais attendre un peu…

Passer une journée en 2024. Juste un jour. Voir tout ce qui a changé en cinq ans. Voir si la vie est plus facile, plus belle. Si le boulot d’inspecteur est comme je l’imaginais.

Voir si Lison, ma petite femme est si belle et si câline qu’elle semble le laisser croire dans ses messages.

Et puis ce soir, à minuit pile, je remettrai la roue sur 2019 et je validerai.

Ou pas…


Voilà. Vous voici arrivé(e) à la fin du chapitre 13. Dans sa première version, cette histoire s’arrêtait là. C’était une nouvelle, juste une histoire courte comme JM aime les écrire. Laurent Loison l’a convaincu d’en faire un roman.

Si vous souhaitez savoir ce qui va m’arriver par la suite, comment je vais vivre en 2024, si vous souhaitez savoir comment va Clotilde et comment s’appelle le bébé que Zoé a dans son ventre, je vous propose de faire l’acquisition du livre.

Tous les liens possibles pour vous le procurer sont sur la page d’accueil de ce site.

A bientôt j’espère.

Votre nouvel ami : Benjamin

 

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