Chaque jour – 12 Février 1915 – Douze balles pour un pantalon

La salle des fêtes de Besançon est pleine. En ce 26 Novembre 1918, on honore le retour des poilus, ceux qui ont survécu à la grande tuerie du siècle. Il y a des drapeaux tricolores partout.

Et chacun y va de son histoire, de ses souvenirs. Les tranchées, les boches, les rats, les attaques, les blessures. Les femmes entourent leurs maris revenus au pays. Quelques gueules cassés, des soldats avec des béquilles. Le triste retour de la guerre comme on l’a connu dans beaucoup de villes.

Assis à une table, un verre à la main, Lucien Bersot raconte, devant ses camarades.

– C’était en 15. En février, avec le soixantième d’infanterie, on était là-haut, dans l’Aisne. Le douze, en sortant vider les tinettes, j’ai accroché mon pantalon dans une haie de barbelés. C’était le matin, il faisait froid, j’avais les doigts gelés malgré les mitaines de laine que ma femme m’avait tricotées.

Je me sentais coincé, je n’arrivais pas à bouger, j’étais pris dans les épines de la cheville à la cuisse. Comme je ne parvenais pas à me défaire de là, j’ai tiré comme un fou et d’un coup,  mon pantalon s’est déchiré du haut en bas. Fendu entièrement, quasiment coupé en deux. Et je me suis retrouvé en caleçon, avec le pantalon aux pieds, le seau d’aisance à la main. J’en rigole maintenant, mais sur le coup, c’était plutôt moche.

J’ai vidé mon seau et je suis redescendu dans la tranchée, mon pantalon déchiré à la main. Et il faisait un froid de Sibérie. En vitesse, j’ai enfilé mon pantalon d’été, le blanc, tout léger, histoire de ne pas rester les fesses à l’air, mais je ne pouvais pas rester comme ça, j’avais trop froid.

Elie, mon copain me dit

– Lucien, tu vas quand même pas rester comme ça, va voir le sergent fourrier, il va te refiler un falzar.

J’y vais. Il me regarde et me dit :

– Mon pauvre Lucien, j’ai pas grand-chose pour toi. Pas de ta taille du moins, j’ai plus petit, mais ça va pas t’aller. Attends un peu, j’ai peut-être un truc, mais c’est pas terrible.

Et il me sort un pantalon règlementaire, le rouge, tu sais, celui qui se voit à deux cents mètres en pleine nuit ! Je le regarde, il était troué aux genoux et taché de sang.

– C’est le pantalon à Dédé, qu’il me dit. Tué il y a deux semaines. C’est tout ce qu’il me reste.

– Enfin, sergent, je vais quand même pas mettre un pantalon plein de taches de sang. Et puis celui de Dédé, c’est dégueulasse.

– J’ai pas autre chose qu’il me répond.

– Alors, tant pis, je reste en blanc. Tu me feras pas mettre ça.

Je me retourne et je vais pour partir quand le Lieutenant André m’arrête.

– Bersot, il me dit. Prenez ce pantalon, il n’y en a pas d’autre.

Je lui dis

– Non mon lieutenant, je ne le prendrai pas.

– Prenez-le, c’est un ordre !

Il hurle autant qu’il peut. Je prends le pantalon, je le jette par terre et je m’en vais.

Le lieutenant fait signe à la garde qui se trouvait à la porte. Ils m’arrêtent.

– Huit jours, me hurle André. Huit jours au trou, et avec votre pantalon blanc, ça vous fera peut-être réfléchir, soldat.

Et à peine une heure après avoir déchiré mon pantalon, me voilà au cachot.

J’y étais pas depuis deux heures que le garde vient me chercher.

– Fais toi beau, il me dit, il y a le colon qui veut te voir.

– Le colon, moi ? Mais pourquoi ?

– Je sais pas, en tout cas, il t’attend.

Moi, je me dis : il m’a trouvé un autre pantalon, je vais pouvoir retourner avec les autres.

Quand je suis arrivé dans le bureau, le colonel  Auroux était debout devant son bureau, en grande tenue.

Je me mets au garde à vous, je me présente : Soldat Lucien Bersot, 60° régiment d’infanterie, à vos ordres mon colonel.

– Bersot, vous avez refusé de prendre le pantalon que l’on vous proposait, m’a-t-on dit.

– Oui mon colonel. C’est le pantalon d’un mort, il est plein de taches. On est peut-être des soldats mais on a notre dignité.

– Vous confirmez que vous ne mettrez pas ce pantalon ?

– Oui mon colonel, sauf votre respect, je refuse.

– Ceci est un acte de désobéissance caractérisé, vous passerez en cour martiale cet après-midi. Gardes, emmenez-le.

Et aussi vite, je me retrouve dans ma cellule, sans avoir pu dire quoique ce soit. Je me dis que c’est un mauvais rêve, que c’est pas possible de passer en cour martiale pour un pantalon.

Le midi, on m’apporte mes rations, mais je peux pas manger. Je suis tout noué.

À deux heures, le lieutenant vient me chercher.

– Fagotez-vous correctement, Bersot. Le colonel et l’état-major vous attendent.

Quand j’arrive, je vois tous les visages fermés. Le colonel Auroux était debout, au milieu.

On me fait même pas m’asseoir.

Le colonel commence.

– Soldat Lucien Bersot, vous paraissez devant ce tribunal exceptionnel pour refus d’obéissance, rébellion et tentative de mutinerie. Avez-vous quelque chose à déclarer ?

– C’est pas humain de nous faire porter les vêtements des morts encore tachés de leur sang, mon colonel.

– Le fait de refuser de prendre ce pantalon constitue à mes yeux un manquement grave à la discipline et un acte de rébellion. Vous savez ce qu’on fait des mutins, Bersot ?

– Oui, mon colonel, mais quand même, pas pour un pantalon…

– Taisez-vous. Avez-vous quelque chose à ajouter ?

– Non mon colonel.

– Pour la dernière fois, porterez-vous ce pantalon ?

– Non mon colonel.

– Emmenez-le, nous allons délibérer.

Le garde m’emmène dans le couloir, me file une cigarette et me dit :

– T’inquiète pas Lucien, il fait sa grosse voix, c’est dans son rôle, mais tu risques pas grand-chose. Quelques jours de cachot, au plus. Il veut faire un exemple.

La porte s’ouvre. Je jette ma cigarette par terre, j’entre et je me remets au garde à vous devant le bureau du colonel.

Je me souviendrai toujours de ses mots exacts. Tels que je vous le dis.

– Soldat Bersot. Le tribunal militaire exceptionnel vous a jugé coupable de refus d’obéissance, rébellion et tentative de mutinerie. En conséquence, la cour martiale vous condamne à la peine capitale. L’exécution aura lieu demain matin en présence du 60° régiment au complet. La séance est levée.

Il a dit ça d’un seul trait, presque sans respirer. Et puis il est parti. Sans ajouter un mot.

Condamné à mort,  pour un pantalon. C’était quand même pas possible.

La nuit tombait, il faisait froid dans ma cellule.

J’ai pas pu dormir. J’ai repensé à toute cette affaire. Et puis j’ai repensé à ma Juliette, et à notre petite fille. Au déshonneur pour elles de savoir leur mari et leur père fusillé pour trahison.

J’ai dû m’assoupir un peu sur le matin. J’ai entendu qu’on ouvrait la porte de ma cellule. Je m’attendais à voir les gardes entrer. Ou le peloton. Mais non, c’était le colon qui était devant moi.

– Bersot, levez-vous.

Je me suis levé. J’ai passé la main dans mes cheveux, j’ai essayé de paraitre à peu près présentable. Je m’attendais au pire.

– Hier soir, après la délibération, deux de vos camarades ont demandé à me voir : le soldat Cottet-Dumoulin et le lieutenant André. Ils sont venus plaider votre cause.

– Mon colonel…

– Taisez-vous Bersot. Je les ai écoutés. Et je les ai entendus. Les conditions de combat sont difficiles ici. La tension est déjà importante. Vos collègues m’ont convaincu que c’était inutile d’ajouter de la tension à la tension. Mais je me dois de donner l’exemple. Je ne peux pas passer l’éponge sur votre lourde faute. J’ai donc décidé, en accord avec l’état-major, de commuer votre peine en trois mois de forteresse. Je suis convaincu que votre mise à mort ne pourrait qu’envenimer les choses. Et nous avons surtout besoin de cohésion au sein de notre régiment.

J’en aurais pleuré.

– Merci mon colonel. Merci.

– Ne me remerciez pas, Bersot.

Et sans en dire plus, il a fait demi-tour et est sorti.

Lucien en tremblait encore devant son verre de vin. Sa femme, derrière lui, lui massait le cou.

– On en a chié après. Bon Dieu, on a eu froid, Bon Dieu, on a eu peur. Mais tout ça, c’est quand même mieux que douze balles dans la peau. Allez, viens Juliette, on rentre.»

Et, appuyé sur sa canne, Lucien quitte la salle municipale au bras de sa femme et de sa fille.


Uchronie — Lucien Bersot n’a pas eu cette chance. Le vendredi 12 février 1915, il a été condamné à mort pour avoir refusé de porter le pantalon d’un de ses camarades mort au combat.

Il a été fusillé le lendemain matin devant son régiment au grand complet. Ses camarades Elie Cottet-Dumoulin et André Mohn, venus plaider sa cause auprès du Colonel Auroux, ont tous deux été condamnés aux travaux forcés en Afrique du Nord.

Lucien Bersot a été lavé de sa condamnation  et réhabilité en juillet 1922, ce qui a permis à sa veuve de prétendre à une pension de veuve de guerre et à sa fille d’être pupille de la nation.

Quant au Colonel Auroux, il a été nommé Commandeur de la Légion d’honneur et protégé par sa hiérarchie représentée par André Maginot, ministre de la guerre.

En 1924, il a cependant été mis d’office à la retraite sans lui donner le grade de général qu’il était en droit d’attendre.

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